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Combler le retard d’apprentissage

Soyons honnêtes : nous avons tous eu peur. Lorsque la COVID-19 a balayé le Canada en 2020, nous avons été surpris, non seulement par l’émergence de ce virus inconnu, mais aussi par l’arrêt soudain de la société. Nombre d’entre nous sont restés volontairement à la maison : ce virus était si nouveau que nous ne voulions pas être infectés et risquer d’y succomber. Comme les entreprises fermaient, les écoles fermaient, la santé publique est devenue le principe directeur de toutes nos décisions.

Aujourd’hui, deux ans plus tard, le personnel enseignant commence tout juste à retrouver son rythme à mesure que la situation se normalise. Certes, la sécurité reste la priorité numéro un, suivie de près, toutefois, par l’écart de compétences et le retard d’apprentissage, corollaires inévitables de la fermeture des établissements scolaires et du passage soudain à l’enseignement à distance, qui, selon l’endroit où vit l’élève au Canada, peut l’avoir éloigné de l’école pendant des mois.

Retard d’apprentissage

Les équipes de recherche en éducation savent depuis longtemps que toute absence de l’école entraîne des déficits d’apprentissage chez l’élève. Le « déclin ou recul estival » est bien documenté : les acquis en littératie et numératie, en particulier, régressent pendant les mois d’été, lorsque les élèves sont en vacances. Si cette période se solde par un retard d’apprentissage, quel type de retard la pandémie a-t-elle créé? C’est la question que se posent de nombreuses équipes de recherche en éducation; les réponses risquent de se faire attendre.

En fait, certains membres du personnel enseignant ont l’impression que le retard d’apprentissage est le petit secret bien gardé dont les autorités provinciales et les conseils scolaires ne veulent pas s’occuper. Kelly Gallagher-MacKay, professeure adjointe et chercheuse à l’Université Wilfred Laurier, affirme que l’écart de compétences a été accueilli par un « silence assourdissant » de la part du gouvernement de l’Ontario. Scott Davies, de l’Université de Toronto, abonde dans le même sens : « On est dans le noir… Nous ne savons pas tout à fait où nous en sommes et il se peut que la motivation ne soit pas vraiment au rendez-vous si nous n’avons pas de points de données attestant du besoin à combler. » La pandémie est sur le devant de la scène depuis deux ans, tout comme le retard d’apprentissage qui ne cesse de se creuser. La planification s’impose pour venir à bout de ces déficits, ce qui, selon certains, n’est pas à l’ordre du jour.

Reconnaissons cependant que l’hypervigilance en matière de santé publique a relégué les besoins des élèves au second plan – que l’on soit d’accord ou non avec cette stratégie. La sécurité étant la priorité des pouvoirs publics et du milieu enseignant, le retard accumulé par les élèves – tout en étant très présent sur le radar – pourrait se régler plus tard, de l’avis de plusieurs intéressés. Eh bien, il semble que ce moment est arrivé : les efforts pour combler le retard d’apprentissage ne peuvent plus attendre.

Quelle est la gravité de la situation?

Au début de la pandémie, Scott Davies et Janice Aurini, de l’Université de Waterloo ont cosigné un rapport selon lequel les élèves de niveau moyen ont perdu jusqu’à trois mois de progression dans leur apprentissage en raison de la première fermeture des écoles, en 2020. Les élèves ayant des besoins plus importants et tendance à rencontrer des difficultés ont vu leur progression reculer d’un an. Les auteurs ont tiré leurs conclusions en analysant le « recul estival » type que connaissent les élèves de différents niveaux d’aptitude d’une année à l’autre. Ils ont extrapolé ces données sur la durée de l’arrêt initial de l’enseignement pendant la pandémie, combiné aux vacances d’été. De toute évidence, l’écart s’est creusé avec les fermetures d’écoles ultérieures. Une autre étude, réalisée par le professeur George Georgiou de l’Université de l’Alberta, a révélé que les élèves des premières années accusaient un retard de huit mois à un an en compréhension de l’écrit par rapport aux cohortes précédentes, en raison de la fermeture des écoles. Notons – et ce point revient sans cesse – que le retard est pire pour les élèves ayant des besoins d’apprentissage plus importants ou issus de milieux socioéconomiques moins privilégiés. Selon M. Georgiou, « le problème, c’est que si ces enfants […] continuent à passer d’une année à l’autre sans que leurs résultats en lecture s’améliorent, ils connaîtront toutes sortes d’autres difficultés ». Les travaux de M. Georgiou portent sur des élèves plus jeunes; on pourrait toutefois formuler des hypothèses similaires pour les élèves du secondaire.

Certains observateurs se sont montrés particulièrement fatalistes face à la situation actuelle. Selon un sondage Harris commandé par Express Employment Professionals (EEP), plus de 80 p. 100 des personnes interrogées craignent que les fermetures d’écoles dues à la pandémie n’aient créé « une génération perdue ». Pour EEP, le développement des compétences accusait déjà des retards avant la pandémie; l’aggravation de l’écart de compétences pourrait avoir des conséquences désastreuses sur le futur marché du travail. Une intervention radicale est nécessaire sur-le-champ, soutient EEP.

Il y a place à l’optimisme

Malgré le pessimisme apparent, Thomas D’Amico, directeur de l’éducation du Conseil scolaire des écoles catholiques d’Ottawa, estime qu’il y a lieu d’être optimiste. Il croit que les élèves ont acquis de nouvelles compétences majeures pendant les fermetures : résilience, persévérance, autodiscipline, littératie numérique. « Le retard d’apprentissage est notable pour le groupe cible d’élèves qui ont complètement décroché de l’enseignement ou ont cessé d’assister aux cours. Mais ceux qui ont participé ont acquis des compétences auxquelles ils n’auraient jamais eu accès si la pandémie n’avait pas eu lieu. Ils progresseront si nous nous occupons de leur santé mentale et de leur bien-être. Ils seront alors en mesure de poursuivre leur apprentissage. »

Comment les autorités provinciales s’attaquent-elles au problème?

La plupart des gouvernements provinciaux répondent à l’appel de celles et ceux qui exigent des mesures. Ainsi, l’Alberta déclare-t-elle qu’elle consacrera 45 M$ au soutien de la littératie et de la numératie pour les premières années d’études. L’Ontario a également affecté des fonds – 20 M$ – à l’évaluation de la lecture dans les premières années. La Colombie-Britannique s’est engagée à verser 18 M$ aux élèves ayant les plus grands besoins. Entre-temps, le Québec finance des programmes de tutorat pour aider les élèves à se remettre sur la bonne voie.

La province qui se distingue dans la lutte contre le retard d’apprentissage, c’est l’Île-du-Prince-Édouard, qui a modifié son programme d’études, reconnaissant avec audace que les fermetures d’écoles avaient entraîné une baisse de l’apprentissage. Selon Tamara Hubley-Little, du ministère de l’Éducation de l’Î.-P.-É., « non seulement nous avons comprimé le programme en prévision des interruptions, mais, dans certains cas, nous avons repris l’enseignement de l’année précédente et l’avons appliqué à l’année suivante, dans le but de répondre aux besoins des élèves ayant des lacunes ». Quant à Jerry McAuley, directeur de l’Athena Consolidated School de Summerside, il pense que les révisions du programme d’études sont judicieuses, car demander aux élèves de faire un bond en avant sans développer leurs compétences serait trop décourageant : « Ce serait injuste pour eux. Et il serait injuste de demander au personnel enseignant de donner ce programme, sans certains des éléments fondamentaux nécessaires à sa réussite. »

Et les profs, qu’en disent-ils?

Le personnel enseignant n’a pas caché ses préoccupations quant au retard d’apprentissage. La CBC a mené une enquête intitulée Schooling Under Stress avant l’année scolaire 2021-2022. Plus de 50 000 membres du personnel enseignant partout au Canada ont rempli des questionnaires traitant de l’état de l’éducation. Leur analyse est plutôt désastreuse : plus de la moitié a déclaré que les élèves n’atteignaient pas les objectifs d’apprentissage fixés dans la plupart des cours. Ils ont admis être plus indulgents dans l’attribution des notes et craignent que la modification des devoirs et l’annulation des examens n’aggravent encore les retards. Plus surprenant encore, deux tiers du personnel enseignant ont souligné que certains élèves avaient complètement cessé d’assister aux cours quand ils sont passés à l’apprentissage à distance, ce que confirme une enquête de la Fédération canadienne des enseignantes et des enseignants menée auprès de ses membres : une petite minorité d’enseignantes et enseignants a affirmé que « presque tous » leurs élèves se présentaient en ligne. En revanche, 35 p. 100 des enseignantes et enseignants ont dit être en contact régulier avec un quart de leurs élèves et 64 p. 100, avec la moitié d’entre eux. Par ailleurs, plus de 70 p. 100 des enseignantes et enseignants interrogés dans le cadre de l’enquête de la CBC estiment que certains élèves ne seront pas en mesure de rattraper le retard accumulé pendant la fermeture des écoles.

Qui a été le plus touché? 

Si vous demandez au personnel enseignant qui a été le plus touché par la fermeture des écoles et le passage à l’enseignement virtuel, il vous répondra, d’une même voix ou presque : les élèves issus de familles de nouveaux immigrants et de milieux socioéconomiques défavorisés; les élèves ayant des difficultés d’apprentissage et ceux qui n’ont pas d’accès adéquat à la technologie; les élèves racisés et ceux dont les parents devaient travailler et n’ont pas pu superviser les devoirs à la maison. Cela ne signifie pas que tous les élèves issus de ces groupes ont souffert. Pourtant, le tableau ainsi dressé donne une image empirique des élèves qui, lorsqu’ils sont retournés à l’école après les fermetures, ont montré les plus grandes lacunes. Selon Janice Aurini, coautrice de l’étude citée plus haut, « les enfants qui étaient déjà vulnérables – ceux qui avaient déjà subi des pertes d’apprentissage pendant l’été et qui devaient rattraper leur retard après les vacances – arrivent maintenant à l’école avec un retard encore plus prononcé que celui qu’ils auraient normalement accumulé ».

Réintéresser les élèves

Avec le retour en classe partout au Canada, il est possible de mettre en œuvre des plans pour combler le retard d’apprentissage. Mais d’abord, le personnel enseignant doit évaluer les élèves pour créer des programmes répondant aux besoins de ceux-ci, là où ils en sont, qu’il s’agisse de leçons, d’unités ou de niveaux scolaires entiers de retard. Bon nombre d’enseignantes et enseignants sont très préoccupés par les élèves qui se sont désintéressés de l’enseignement pendant les deux dernières années. Selon certaines études, la probabilité qu’un élève obtienne son diplôme diminue de manière exponentielle pour chaque semaine d’absence de l’école. Que signifient dès lors des mois sans présence en classe pour des populations scolaires entières? Il est clair que des interventions énergiques seront nécessaires pour maintenir un taux de diplomation respectable.

Le travail de l’intervenant scolaire

Beaucoup d’efforts ont été déployés pour décrire ce que le personnel enseignant sait déjà : la pandémie a créé les conditions d’un retard d’apprentissage. Cependant, ce que de nombreux observateurs oublient de rappeler, c’est que le milieu éducatif a pour mission de combler ces retards. Le personnel enseignant est créatif, motivé et dévoué lorsqu’il s’agit de faire progresser les élèves. En d’autres termes, il s’agit d’un problème que le temps permettra de résoudre.

Les intervenants scolaires seront les mieux à même de garder la tête froide à mesure que les retards d’apprentissage se rattrapent au cours des prochaines années. Certes, élèves, parents, personnel enseignant et administrateurs exprimeront peut-être leur panique face aux apprentissages perdus au cours des deux années passées. Les intervenants scolaires, eux, pourront proposer une autre perspective. Voici quelques idées pour vous aider :

Faites confiance au personnel enseignant

Le personnel enseignant est formé pour répondre de manière créative aux besoins d’apprentissage des élèves. L’évaluation fait partie – ou devrait faire partie – de leur domaine d’expertise. Faites-lui confiance! Il saura mettre à profit ses compétences pédagogiques pour aider les élèves à se remettre en selle. N’oubliez pas non plus que le personnel enseignant a à cœur l’intérêt des élèves. Cela ne changera pas, car c’est l’esprit même qui anime le processus éducatif.

Soutenez-le!

Il faut parfois rappeler au personnel enseignant qu’il ne peut pas tout faire. Alors que les élèves, les parents et – peut-être – l’administration exigent que les retards d’apprentissage se comblent immédiatement, montrez à vos collègues qu’il leur faudra du temps. De plus, de nombreux conseils scolaires encouragent l’apprentissage hybride – une forme extrêmement éprouvante d’enseignement double où l’on demande au corps enseignant de s’occuper à la fois des élèves qui sont devant eux, en classe, et de ceux qui assistent aux cours derrière leur écran, et ce, en même temps. L’apprentissage hybride est une recette garante de l’épuisement du personnel enseignant. Parfois, lorsqu’une enseignante se trouve au cœur de la tourmente, il lui est difficile de voir les limites de son action, d’accepter qu’elle ne peut pas satisfaire à toutes les demandes.

Favorisez le calme

Si l’apprentissage à distance se caractérisait par une notation indulgente, ne soyez pas surpris si des élèves et des parents paniqués expriment leur inquiétude face à des notes plus basses. Rappelez aux élèves les difficultés qu’il a fallu surmonter pendant la pandémie. Mentionnez que l’apprentissage a probablement été contrecarré par un manque de formation en classe. Le retard est une entrave qui se comblera. Il ne s’agit pas d’un obstacle insurmontable. Encouragez le personnel enseignant à se rappeler les compétences qu’il a développées lorsque les écoles et les classes étaient fermées : rappelez-lui la résilience et la détermination dont il a dû faire preuve.

La force des intervenants scolaires repose souvent sur le message. Ici, le message doit être limpide : 

Le retard d’apprentissage se rattrapera de manière professionnelle au fil du temps. 

Alors que d’autres cèdent à l’inquiétude et à la panique, les intervenants scolaires pourront être la voix de la raison et accorder toute leur confiance au milieu de l’éducation pour concrétiser ce qu’il fait de mieux : résoudre les problèmes, régler les difficultés d’apprentissage, aider les élèves à progresser. 

Par: Sean Dolan