Fall 2024 – French

Le rôle négligé de la supervision clinique en intervention scolaire

En 2018, je comptais environ cinq ans d’expérience en intervention scolaire et je travaillais en équipe avec deux autres personnes dans une grosse école secondaire. Il nous fallait assumer de lourdes responsabilités administratives, dont la sélection des cours et l’établissement des horaires, tout en essayant de répondre à la demande croissante des élèves en soutien psychologique. Le bureau était une véritable ruche. Débordés, nous avions parfois à peine le temps de nous saluer le matin avant d’être emportés par le tourbillon quotidien des crises. Puis au milieu de l’année, nous avons appris que l’employeur faisait enquête sur les agissements d’un membre de l’équipe, qui s’est vu imposer des mesures disciplinaires pour infraction grave au code de déontologie. Une infraction qui est pourtant l’objet d’un avertissement dans tous les programmes de maîtrise : résister à la tentation de jouer les héros et ne jamais emmener d’élèves à la maison, peu importe leur situation familiale. Allez savoir pourquoi, ma collègue a cédé à la tentation et a accueilli un jeune élève chez elle pendant quelques semaines. Elle a été l’objet d’une enquête et de mesures disciplinaires pénibles, puis elle a été mutée dans une autre école. Nous n’en avons jamais discuté, bien que la situation nous ait beaucoup secoués. Comment une intervenante de plus de 20 ans d’expérience a-t-elle pu commettre pareille erreur?

Les intervenants scolaires jouent un rôle essentiel dans le bien-être émotionnel et psychologique des élèves. La pandémie de COVID-19 a entraîné une augmentation notable de la dépression et de l’anxiété chez les enfants et les adolescents (Miao et coll., 2023) et, partant, un accroissement du temps d’intervention dont ils ont besoin à cet égard. La tâche des intervenants scolaires n’est pas bien définie d’un bout à l’autre du pays, mais force est de constater que l’on en attend de plus en plus un soutien psychologique efficace, fondé sur des données probantes. Si la pratique classique des intervenants scolaires consiste à offrir plutôt des conseils sur les études et le choix d’une profession, les changements rapides et profonds qui surviennent dans nos écoles nous mettent en présence de problèmes de santé mentale beaucoup plus complexes que jamais auparavant, et cette évolution entraîne un urgent besoin de supervision clinique de la part des intervenants. Or, cet accompagnement crucial n’est pas offert partout au Canada.

De concert avec les organismes de réglementation provinciaux, l’Association canadienne de counseling et de psychothérapie souligne l’importance d’assurer une supervision clinique, directe, pour que tous les intervenants scolaires se conforment aux normes et directives déontologiques (Shepard et coll., 2016). Cette supervision procure un environnement structuré qui guide la réflexion des intervenants sur leur pratique et les aide à acquérir de nouvelles compétences, à partir notamment de la rétroaction constructive des mentors. Les intervenants peuvent discuter de pratiques diverses, fondées sur des données probantes, améliorer leur compréhension de ce que sont les pratiques modèles et recevoir de l’aide s’ils sont débordés par les exigences émotionnelles de leur travail. Outil essentiel d’autogestion de la santé (Shepard et coll., 2016), la supervision clinique est un rempart contre les traumatismes secondaires et l’épuisement professionnel (Beks et Doucet, 2020). Elle procure un espace sûr, propice à des discussions sur des dilemmes éthiques (Bernard et Goodyear, 2014) qui peuvent empêcher certains manquements comme le franchissement des limites, les relations duelles, la violation du secret professionnel, l’insensibilité aux réalités culturelles, l’omission de signaler un incident et la mauvaise tenue des dossiers. Pour Laletas (2019), les manquements à la déontologie sont plus fréquents dans le domaine de l’intervention en milieu scolaire que dans d’autres professions de conseillers parce que les intervenants scolaires doivent répondre aux besoins des élèves tout en tenant compte de ceux, parfois contradictoires, d’autres parties prenantes comme les parents, le personnel enseignant, la direction de l’école et la collectivité. Sans supervision clinique, les entorses à la déontologie semblent inévitables. Quand j’y pense, je me rends compte que ma collègue aurait pu éviter sa mésaventure si elle avait bénéficié de supervision clinique.

Certes, les intervenants scolaires se supervisent et se consultent entre eux, mais ces démarches ne correspondent pas à ce qu’est la supervision clinique telle que la définit l’Association canadienne de counseling et de psychothérapie, soit : « un arrangement formel entre un superviseur clinique et un supervisé pour s’engager dans une relation et un processus de supervision » (ACCP, 2021, p. 114). Dans les écoles, en général, la supervision est essentiellement d’ordre administratif et vise surtout les problèmes organisationnels, les politiques scolaires et les tâches administratives qui concourent au fonctionnement global de l’établissement. Elle laisse de côté le travail d’intervention en milieu scolaire et la prestation de conseils sur les questions professionnelles et déontologiques. Elle n’englobe pas le soutien dont les intervenants scolaires ont besoin pour avoir une pratique réflexive, bénéficier d’une rétroaction constructive et rehausser leurs compétences. Dans un cadre de perfectionnement professionnel, les intervenants scolaires devraient pouvoir discuter périodiquement et de manière structurée sur les techniques d’intervention, les décisions éthiques et l’autogestion de la santé. Et puisque l’immigration est en hausse continuelle au Canada, ils devraient aussi pouvoir améliorer et évaluer continuellement leur sensibilité à la diversité culturelle. L’intervention en milieu scolaire doit tenir compte de l’identité culturelle unique de l’élève, et c’est pourquoi les intervenants scolaires doivent toujours avoir conscience de leurs idées préconçues et se doter d’une stratégie pour aider les élèves de cultures diverses. La supervision clinique leur procure justement une plateforme propice à une honnête réflexion et à des discussions sur les questions d’ordre culturel.

Si la supervision clinique est si importante, pourquoi n’est-elle pas systématiquement appliquée dans les écoles? D’abord, le temps manque. Les intervenants scolaires doivent gérer une lourde charge de travail et s’acquitter de leurs responsabilités administratives. À ces contraintes s’ajoutent des obstacles systémiques, notamment le coût prohibitif de la supervision et ce qu’il en coûte en plus pour réduire la charge de travail et dégager le temps nécessaire. Il se peut aussi que les intervenants scolaires n’en comprennent pas bien les avantages et n’en ressentent donc pas vraiment le besoin. Au souvenir de ma collègue, je ne peux m’empêcher de penser aux nombreuses occasions que les conversations inhérentes à la supervision clinique lui auraient offertes de discuter du contre-transfert, de l’épuisement professionnel, de l’usure de compassion et de tout ce qui ajoute au poids psychologique de la tâche et nuit à la prise de décisions éthiques. La supervision clinique aurait mis au jour ce que vivait ma collègue et aurait permis d’en atténuer les conséquences bien avant le manquement à la déontologie et le bouleversement de sa trajectoire professionnelle.

À mon avis, ce n’est pas la supervision clinique qui a un coût prohibitif, c’est son absence. Les intervenants scolaires sont un peu laissés à eux-mêmes devant une situation difficile et, faute de conseils et de soutien, nul n’est à l’abri d’une mauvaise décision. Or, ces mauvaises décisions nuisent aux élèves, mineurs et vulnérables, qui méritent de recevoir des services éthiques et supervisés. Les districts scolaires devraient inclure la supervision clinique dans leur budget, les ministères provinciaux devraient financer suffisamment ces services, et les écoles devraient allouer le temps et les ressources financières nécessaires à leur pratique régulière. Comment y parvenir? Sensibiliser les directions d’écoles et les aider à comprendre à quel point la supervision clinique peut augmenter l’efficacité et la viabilité des programmes d’intervention en milieu scolaire. Il ne faut pas oublier par contre que les intervenants scolaires, d’horizons divers, ont des qualifications professionnelles, une expérience et des besoins différents, et qu’il est irréaliste d’imaginer une solution universelle. Aussi, au lieu d’attendre que le district scolaire, le gouvernement et l’organisme de réglementation s’entendent, les intervenants doivent eux‑mêmes solliciter des services de supervision clinique et veiller à les recevoir. Par contre, en l’absence de ressources spécialisées, la supervision entre collègues reste la meilleure solution. Les intervenants scolaires peuvent en effet prendre des mesures concrètes pour combler le manque de ressources en constituant leur propre réseau et leur propre groupe d’entraide, avec mission prioritaire d’apprendre en permanence et de viser en toutes circonstances une pratique éthique. Ce type d’organisation facilite généralement la tenue de réunions périodiques au cours desquelles les intervenants scolaires peuvent discuter de cas particuliers et s’entraider.

L’expérience de ma collègue le montre bien : sans supervision structurée, même les intervenants expérimentés risquent de commettre des erreurs, vu leurs responsabilités lourdes et complexes, et la charge émotionnelle associée à leur travail. L’intégration de la supervision clinique à la pratique de l’intervention en milieu scolaire est un impératif professionnel et moral. Il faut en effet que les intervenants scolaires soient suffisamment outillés pour adopter des pratiques modèles et prendre des décisions éthiques bien fondées pour assurer le bien-être de la clientèle mineure qui dépend de leurs services.

By: Lisa Porter, CCC, auparavant intervenante scolaire, est maintenant directrice associée du programme de formation sur l’intervention en milieu scolaire de la maîtrise en éducation de City University.


Bibliographie
Association canadienne de counseling et de psychothérapie. (2023). Clinical supervision. https://www.ccpa-accp.ca/fr/ressources/clinical-supervision/
Beks, T., et D. Doucet (2020). « The role of clinical supervision in supervisee burnout: A call to action », Emerging Perspectives, vol. 4, no 2, p. 36 à 50. https://journalhosting.ucalgary.ca/index.php/ep/article/view/68138
Bernard, J., et R. Goodyear (2014). Fundamentals of clinical supervision (5e éd.), Pearson.
Laletas, S. (2019). « Ethical decision making for professional school counsellors: use of practice-based models in secondary school settings », British Journal of Guidance & Counselling, vol. 47, no 3, p. 283 à 291. https://doi.org/10.1080/03069885.2018.1474341
Miao, R., C. Liu, J. Zhang et H. Jin (2023). « Impact of the COVID-19 pandemic on the mental health of children and adolescents: A systematic review and meta-analysis of longitudinal studies », Journal of Affective Disorders,vol. 340, p. 914 à 922. https://doi.org/10.1016/j.jad.2023.08.070 Shepard, B., L. Martin et B. Robinson, B. (dir.). (2016). Clinical supervision of the Canadian counselling and psychotherapy profession, Association canadienne de counseling et de psychothérapie.